L’association 1001 mots évalue son action

Alors qu’elle fête son troisième anniversaire, l’association 1001 Mots, dont l’objectif est de réduire précocement les inégalités langagières, vient de rendre publique une première évaluation de son programme pilote, le projet SMS. Cet essai aléatoire contrôlé* a été conduit par le J-PAL (branche européenne du Poverty Action Lab) auprès de 394 familles recrutées dans 70 crèches. 1001 Mots a présenté ces résultats lors d’un événement** organisé ce mercredi 14 octobre.

Il s’agissait pour l’association de tester les effets de son intervention reposant sur l’envoi de trois SMS par semaine pendant sept mois, complétés par des appels téléphoniques et envois de livres. L’objectif était le suivant : sensibiliser les parents de milieu modeste aux enjeux de développement de leur enfant et leur suggérer des idées d’activités et de jeux éducatifs.

Des résultats en demi-teinte

 

Cette première évaluation montre que le projet SMS produit un impact positif sur les pratiques de lecture des parents les plus précaires et ceux ayant les enfants les plus jeunes.

Pour autant, les chercheurs et l’association qualifient ces résultats de « décevants ». D’abord parce qu’aucun effet sur le développement des enfants n’a pu être relevé. Ensuite parce que seule la pratique de la lecture partagée semble avoir été impactée, mais pas les autres pratiques parentales analysées (initier son enfant à l’alphabet, lui apprendre à compter, nommer les objets de l’environnement).

Ces résultats en demi-teinte peuvent en partie s’expliquer par un mauvais ciblage initial des familles. Le recrutement en crèche peut en soi constituer un biais : les familles bénéficient déjà de l’accompagnement de professionnels et sont donc sensibilisées au développement de l’enfant. La faiblesse des revenus, critère d’identification des familles pauvres, peut elle aussi être trompeuse puisque les revenus sont calculés sur l’année N-2. La précarité économique d’une bonne partie de ces familles n’était peut-être que temporaire. C’est important dans la mesure où les données de la littérature montrent bien que l’effet d’une intervention est d’autant plus fort que les participants sont fragiles sur un plan psycho social. Ici 83% des parents déclarent qu’ils mettaient déjà en place les pratiques recommandées au début du programme. Il est donc assez logique d’obtenir un effet limité.

Les familles les moins aisées très portées sur l’apprentissage explicite des lettres et des chiffres

 

Autre résultat intéressant, et lui aussi concordant avec la littérature : l’intervention semble avoir peu d’effet sur le fait d’apprendre l’alphabet à son enfant ou de lui apprendre à compter, y compris chez les familles défavorisées. L’étude fait même apparaître que les parents les moins aisés sont les plus familiers de ces pratiques, ce que l’on retrouve dans d’autres études. Très certainement parce que connaître les lettres de l’alphabet et les nombres constitue pour ces parents le cœur des apprentissages scolaires.

Les familles plus dotées financièrement et culturellement ont d’autres façons de stimuler leurs enfants et de les préparer à l’école. Le sociologue Bernard Lahire l’avait souligné dans son ouvrage collectif paru en août 2019, « Enfances de classe » : « Tout se passe comme si, pour ces familles de classes moyennes, le travail de répétition scolaire se faisait de manière plus détournée, sous la forme de « ruses pédagogiques » et, de fait, ne se focalisait pas sur les activités les plus marquées du sceau scolaire tels la graphie ou l’apprentissage des lettres. Ces familles ont bel et bien pris le pli de la « pédagogie invisible ». La plupart d’entre elles se montrent, de plus, vigilantes à développer d’autres compétences fortement valorisées scolairement. » A savoir la curiosité, la logique, le raisonnement, les questionnements.

Une étude parue en 2017 dans la revue Scientific studies of reading soulignait que « l’environnement familial d’alphabétisation » (le rapport de la famille à l’écrit, à la langue, au vocabulaire…) est un prédicteur important du développement du langage de l’enfant et de sa réussite dans l’apprentissage de la lecture. Les auteurs différenciaient les activités et interactions dites « informelles » (la façon dont les parents attirent l’attention des jeunes enfants sur les panneaux dans la rue, le fait de leur lire une histoire le soir…), des activités « formelles » ( les parents apprennent expressément les bases de la lecture à l’enfant comme les lettres de l’alphabet). Les pratiques formelles (que l’on retrouve davantage chez les milieux plus populaires) conduisent en général à un meilleur apprentissage du code alphabétique alors que les pratiques informelles (plus présentes chez les familles des catégories sociales supérieures) sont associées à des compétences orales plus globales (vocabulaire) et, donc indirectement, à une meilleure compréhension des textes plus tard. Or, les difficultés de lecture (et plus globalement les difficultés scolaires) rencontrées notamment chez les enfants des milieux populaires s’expliquent davantage par des problèmes de compréhension des textes que par une incapacité à décoder.

Les interactions informelles expliquent davantage les inégalités de développement

 

C’est ce qu’explique Daniel T.Willingham dans son livre « Raising kids who read » (« élever des enfants qui lisent » ). La lecture présente un défi particulier, expose-t-il, car des expériences qui semblent peu importantes se révèlent en réalité cruciales des années après. Les capacités en lecture reposent sur le savoir, la connaissance du monde emmagasinée par les enfants depuis leur naissance. Cette culture générale de leur environnement s’acquiert pendant des mois, voire des années, elle reste « dormante » jusqu’à ce qu’elle devienne d’un coup pertinente et fondamentale pour la compréhension des textes qui leur sont soumis. Pour Willingham, à plus ou moins long terme, le fait d’avoir appris tôt l’alphabet et le décodage ne se révèle pas si déterminant. A 11 ans, tous les enfants savent plus ou moins décoder, ce ne sera pas là le critère permettant de différencier un bon lecteur d’un mauvais. Ce qui jouera en revanche c’est la capacité à comprendre un texte. Et cette capacité là dépend du background de connaissances, du nombre de mots connus, du niveau de syntaxe, d’une forme de culture générale. Ce qui manque malheureusement souvent aux enfants des familles défavorisées.

C’est donc dans les modalités et la qualité des interactions parents-enfants informelles (et précoces) que se trouve certainement une partie de la prévention des inégalités langagières et scolaires. Mais comme le souligne très justement l’étude menée par 1001 mots, « il existe peu de questionnaires validés permettant de mesurer avec précision les pratiques des parents avec des enfants si jeunes ».

1001 mots : d’autres chantiers en cours pour une action encore plus efficace

 

L’association continue en tous cas d’explorer les pistes qui peuvent permettre de diminuer ce fossé langagier. Elle mène depuis 2019 une autre expérimentation, cette fois en PMI, avec le département du Loiret. Plus de 300 familles ont déjà été touchées. En plus des 3 SMS par semaine, des livres et des appels téléphoniques, les parents peuvent participer à des ateliers physiques de mise en pratique. Les équipes de PMI engagées dans cette expérimentation sont très enthousiastes car les messages adressés aux familles par 1001 mots viennent renforcer la prévention effectuée pendant les consulations. Lors de la soirée organisée à l’occasion de la publication de ces résultats, l’une des professionnelles engagées dans ce projet, le docteur Condy, médecin à la PMI de Montargis , a par ailleurs expliqué utiliser les vidéos PAPOTO avec les parents qu’elle reçoit, notamment celle sur les colères. Nous en sommes très fiers!

L’association 1001 Mots développe également une nouvelle version de son programme, nourrie des leçons tirées de la première évaluation. L’idée est d’impliquer davantage les parents en leur proposant un véritable « parcours utilisateur », plus personnalisé, qui leur permettra de choisir entre des modules « chansons », « livres » ou « jeux ». Cette approche modulaire et plus personnalisée s’inspire des modèles de promotion des comportements favorables à la santé dans lesquels il est crucial de réfléchir avec le patient à ses motivations, aux obstacles qu’il rencontre et aux solutions accessibles.

Avec cette première étude menée par le J-PAL et les nouvelles expérimentations actuellement en cours qui donneront lieu elles aussi à des mesures d’impact, l’association 1001 mots est engagée dans une démarche d’évaluation extrêmement rigoureuse qui ne pourra que bénéficier aux familles mais aussi à l’ensemble des acteurs engagés dans la prévention précoce des inégalités.

*Inégaux dès le berceau : des SMS pour améliorer les interactions langagières entre parents et enfants de familles défavorisées ? Note IPP n°59, Octobre 2020, Clément de Chaisemartin, Charlotte Combier, Quentin Daviot, Marc Gurgand, Sophie Kern

**L’auteure de ces lignes, Gaëlle Guernalec Levy, fondatrice de PAPOTO, a animé gracieusement les deux tables-rondes de cette soirée

1 Comment
  • Pingback:Papoto | Bilan d’étape pour PAPOTO
    Posted at 11:39h, 02 novembre Répondre

    […] Françoise Condy, qui participe à l’expérimentation menée par nos amis de 1001 mots. Lors de la soirée organisée par l’association le 14 octobre, elle a expliqué utiliser -entre autres- les vidéos PAPOTO : « Je montre des petites […]

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