Intérêt et risques de l’utilisation des données génétiques en prévention précoce

La Early intervention Foundation, organisme anglais dont la mission est d’évaluer les interventions en prévention précoce afin d’identifier celles qui présentent le plus d’efficacité pour les enfants les plus à risque, vient de publier une analyse des enjeux scientifiques, et fortement éthiques, liés à l’utilisation des données génétiques en prévention précoce. Le sujet est éminemment sensible et plus du tout du domaine de la science fiction. Voici un résumé de ce rapport très éclairant, excellente base de réflexion sur un sujet complexe.

Mettre le débat sur la table maintenant

Le premier intérêt de ce document est de proposer une synthèse très accessible des connaissances actuelles en matière de génétique. On sait depuis plusieurs décennies, rappellent les auteurs, que les différences entre les êtres humains dans tous les domaines (y compris les habiletés cognitives, l’anxiété ou le fait d’être consciencieux) s’expliquent partiellement par les différences génétiques. Il devient possible d’identifier dès la naissance des enfants qui présenteront une probabilité élevée de troubles des apprentissages ou d’une santé mentale fragile. Bien qu’encore aléatoires, les données génétiques peuvent se révéler aussi prédictives que d’autres facteurs de risque bien connus tels que le niveau de revenu du foyer.

Pourquoi ce sujet intéresse-t-il la EIF ? « Parce que la mission de l’EIF est de s’assurer que les interventions précoces les plus efficaces sont mises au service des jeunes qui présentent des facteurs de risques ». Il se trouve que les données génétiques peuvent se révéler précieuses pour identifier cette cible. « Cependant, notent encore les auteurs, ce recours à la génétique soulève des débats éthiques profonds qu’il faut absolument mettre sur la table maintenant, avant une possible utilisation généralisée. Il est évident que ces données ne peuvent être utilisées dans les interventions précoces qu’à la condition qu’il aura d’abord été démontré que ce recours est sûr, efficace et éthique. La question centrale est : les données génétiques peuvent-elles être utilisées pour améliorer le devenir des familles et des enfants sans marginaliser les individus, enraciner les désavantages de certains, ou accroître les inégalités ? » Cette question revient à plusieurs reprises dans le rapport.

Le comportement humain au prisme de la génétique

En introduction, la EIF propose un petit rappel : qu’est ce que la génétique nous dit du comportement humain ?

Tous les traits d’une personnalité sont plus ou moins héritables. Ce qui veut dire qu’une partie des différences entre deux individus sur une caractéristique donnée s’explique en partie par des différences génétiques. Le risque de développer une maladie mentale s’explique ainsi bien plus par la génétique que par l’environnement. Attention cependant, l’héritabilité varie aussi selon l’environnement (ndlr : ce qu’on appelle l’épigénétique). « Bien qu’on puisse intervenir pour soutenir le développement de certaines compétences sans se soucier de l’étiologie (c’est-à-dire sans avoir à se demander d’où provient la difficulté), il est néanmoins vrai que comprendre la proportion de la variabilité expliquée par les facteurs génétiques et environnementaux apporte un nouveau prisme pour analyser les différentes options d’intervention ».

Des scores polygéniques plutôt que des gènes uniques

Un gène unique ne peut jamais expliquer à lui seul des caractéristiques humaines complexes. Le développement et le comportement humains sont le fruit de la conjonction de plusieurs gènes entre eux et avec l’environnement. C’est pourquoi les chercheurs travaillent plutôt sur des associations de gènes. En scannant les génomes de très gros échantillons de population, ils essaient de mettre en exergue des correspondances entre une caractéristique développementale ou comportementale et plusieurs variances génétiques. Ces ensembles de variances génétiques associées à des traits humains spécifiques sont appelés des scores polygéniques. Les scores polygéniques constituent un outil prometteur pour une médecine plus préventive (pouvoir identifier par exemple les individus les plus à risque de développer un diabète ou un cancer).

Selon les auteurs du rapport, le score polygénique « le plus puissant connu à ce jour » est le EA3 (EA signifie « educational attainment »= niveau d’instruction). Ce score génétique est composé de mille variances différentes et a été établi à partir d’un échantillon de 1,1 million d’individus. Il explique entre 11 à 13% des différences de durée de scolarité entre individus et 7 à 10% des habiletés cognitives. Il n’est évidemment pas d’une prédictibilité absolue, loin de là. Certains individus qui se trouvent ans les 10% les plus élevés du score EA3 ont de moins bons résultats scolaires que d’autres se situant dans le dernier décile du EA3. Un nouveau score polygénique est en train d’être élaboré, le EA4, qui devrait permettre d’affiner la compréhension des différences individuelles sur le plan scolaire. Deux limites au moins à ce type de recherches : le degré de prédiction est valable à l’échelle d’un groupe d’individus, pas à l’échelle individuelle et le contexte environnemental peut influer sur l’héritabilité. Certaines mesures sont bien plus prédictives que le EA3. Les résultats scolaires antérieurs obtenus par les élèves prédisent ainsi en grande partie leurs futures performances.

Autre limitation : les gènes parentaux influent aussi sur les enfants sans même passer par un substrat biologique, mais plutôt par un schéma environnemental. Par exemple : un parent dont les gènes le prédisposent à aimer lire, peut transmettre ce gène à son enfant mais va aussi avoir tendance à remplir sa maison de livres, ce qui va aussi influer sur le rapport de l’enfant à la lecture.

Dernière limitation, de taille (les auteurs y reviennent tout au long de leur production) : les individus qui composent les échantillons utilisés dans la recherche sont majoritairement d’origine européenne. Ces échantillons manquent de représentativité de la population mondiale.

En résumé, les scores polygéniques constituent des indicateurs probabilistes qui peuvent seulement identifier des individus qui ont un risque élevé de développer une difficulté dans un contexte environnemental particulier. L’influence de l’environnement reste très prégnante. Cette approche génétique ne doit donc pas amener à une vision déterministe, voire fataliste. On ne peut certes pas modifier le génome mais on peut changer l’environnement. Il y a de bonnes raisons de penser que le soutien et les interventions peuvent atténuer un risque génétique sous-jacent.

Des experts, un cadre éthique et deux scénarios à l’étude

Pour produire ces écrits, la EIF a réuni les spécialistes de plusieurs domaines de recherche (éducation, génétique, psychologie, sociologie, droit…) et leur a proposé en petits groupes. Quelques grands principes ont guidé la discussion. Il a ainsi été posé que l’utilisation de données génétiques dans les interventions précoces et dans les politiques sociales  pourra être considérée comme éthique si :

–          Ces données sont utilisées pour soutenir des enfants qui présentent un risque accru de faibles résultats ou une probabilité plus élevée d’être confrontés à des défis plus ardus que leurs pairs

–          La participation est basée sur un consentement pleinement éclairé

–          Il n’existe pas de discrimination contre des individus ou de violation de leurs droits humains

–          L’utilisation entraîne une amélioration des résultats sans marginaliser les individus, sans augmenter les désavantages et inégalités

–          L’utilisation ne vient pas justifier un préjudice contre un groupe ou renforcer des théories scientifiquement invalidées tel que l’eugénisme ou l’hypothèse d’une race biologique

–          Il y a un accord et un soutien massif de l’opinion publique, y compris des communautés marginalisées ou des minorités.

Il a été demandé aux experts participants de travailler sur deux scénarios possibles :

–          En partant de l’hypothèse d’un criblage génétique qui expliquerait 30% de la variance de la réussite scolaire parmi tous les groupes, quelle que soit leur ascendance, serait-il pertinent d’utiliser les données génétiques pour le financement des écoles (en attribuant plus de fonds aux écoles accueillant des élèves identifiés comme à risque) ?

–          Dans l’hypothèse d’un criblage génétique qui pourrait identifier un risque accru de trouble développemental (tel que l’hyperactivité ou la dyslexie), pourrait-on utiliser les données génétiques pour identifier les enfants présentant une forte probabilité d’un tel diagnostique avec comme objectif de leur prodiguer un soutien à un stade précoce, avant la survenue de symptômes ?

Une session a été consacrée spécifiquement à la dimension éthique, pour passer en revue les risques de dérives. Trois questions ont notamment été soumises aux participants :

–          Les données génétiques peuvent-elles contribuer à notre compréhension du développement humain sans exacerber les inégalités structurelles ?

–          Si nous voulons que cette science avance, nous avons besoin de données qui proviennent d’échantillons représentatifs de notre société. Comment encourager une participation plus large de ceux qui n’ont pas d’ancêtres européens ?

–          La génétique comportementale pourrait-elle être utilisée dans les politiques sociales de façon à réduire les inégalités plutôt qu’à les exacerber, par exemple en fournissant une information objective sur les origines sous-jacentes des inégalités ?

Trois thèmes principaux ont émergé de l’ensemble de ces discussions :

1)      Améliorer la compréhension du public et des décideurs politiques au sujet de la recherche en génétique est une priorité

2)      Notre connaissance actuelle est basée sur des échantillons d’ascendance majoritairement européenne et c’est un problème pour la science et la société. On ne pourra pas utiliser les scores polygéniques dans le cadre de politiques sociales tant que ce déficit de diversité existera

3)      Les données génétiques peuvent aider les chercheurs à mieux comprendre le développement humain et à identifier ce qui fonctionne pour soutenir ceux qui sont le plus à risque de piètres résultats (ndlr : comprendre le mot « résultats » au sens large, neurodéveloppemental, mental, social, et pas seulement scolaire)

Des perpsectives prometteuses mais des risques de stigmatisation ou d’étiquetage

Pour revenir aux deux scénarios explorés : la plupart des participants (il n’y avait pas unanimité) estiment que recourir aux scores polygéniques pour identifier les élèves potentiellement les moins performants et pour conditionner l’attribution de financements spécifiques aux écoles présente pour l’heure plus de risques que de bénéfices. Pourquoi ? Ils estiment que les élèves pourraient se sentir stigmatisés et découragés d’être identifiés comme à plus grand risque génétique, bien plus que lorsqu’ils sont ciblés sur la base du revenu familial. La dimension génétique apparaît comme beaucoup plus inhérente à la personnalité que le désavantage économique et induit une connotation très déterministe qui peut amener les familles à se désinvestir de l’éducation. Par ailleurs, les participants ont noté que le niveau d’instruction scolaire ne reflète qu’en partie les compétences cognitives. Ce critère de réussite est aussi associé à la motivation, la résilience, aux revenus du foyer, à l’attitude face à l’école, aux opportunités économiques.

La Early Intervention Foundation, à travers les auteurs du rapport, estime pour sa part qu’il n’existe aucune raison absolument rédhibitoire, a priori, de ne pas utiliser les données génétiques dans le but de favoriser de meilleurs performances scolaires.

Concernant le deuxième scénario (utiliser les données génétiques pour identifier précocement les enfants à risque de développer un trouble développemental ou comportemental et leur proposer un soutien préventif), les participants ont reconnu la potentielle utilité des données génétiques mais plusieurs freins ont été soulevés : un très fort risque de stigmatisation, d’étiquetage et de prophétie auto-réalisatrice (comment réagiront des parents dont le bébé est ainsi considéré comme très à risque, et comment leur attitude à son égard pourrait-elle alors augmenter le risque ?), l’impossibilité de pouvoir proposer une intervention efficace pour les enfants dépistés (on ne dispose pas aujourd’hui de programmes à ce point préventifs et un manque de ressources pour les enfants qui présentent déjà des symptômes est à déplorer ), l’inutilité de disposer de nouvelles données alors qu’on n’arrive déjà pas à utiliser toutes les données existantes. Pour les participants l’intérêt des données génétiques dans l’identification d’une population à risque réside surtout dans la possibilité de mettre en place une surveillance resserrée, comme c’est le cas par exemple avec le dépistage du cancer du sein.

Ce qui ressort très nettement de ce rapport :

·       L’absolue nécessité d’intégrer des personnes d’ascendance non européenne dans les échantillons qui permettent de déterminer les scores polygéniques.

·       L’intérêt des données génétiques pour mieux comprendre le développement humain (collecter en routine les données génétiques dans les cohortes longitudinales) et pour mieux comprendre ce qui fonctionne et pour qui dans les interventions de soutien (en associant les données génétiques avec les autres facteurs, psychosociaux et socio économiques)

 

*Génétique et prévention précoce, EIF, août 2021, Dr Kathryn Asbury, Tom McBride, Dr Kaili Rimfeld

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